Un conflit juridique vieux de trente ans : le décret de 1994 au centre des débats
Depuis des décennies, les ralentisseurs (dos-d’âne, plateaux surélevés, coussins berlinois...) se multiplient sur les routes françaises. Pourtant, une grande partie d’entre eux viole un cadre légal très précis : le décret n°94-447 du 27 mai 1994, toujours en vigueur, qui encadre les caractéristiques et conditions d’implantation des ralentisseurs en France.
Ce texte impose notamment :
- Une hauteur maximale de 10 cm pour les ralentisseurs trapézoïdaux comme pour les dos-d’âne
- Une longueur comprise entre 4 et 10 mètres, selon le type
- L’interdiction d’installer de tels dispositifs sur des voies à grande circulation, à fort trafic, ou avec un passage régulier de bus et de poids lourds
- L’obligation de coupler l’aménagement avec d’autres mesures de modération de la vitesse, pour garantir leur efficacité
À l’origine de ce décret : la volonté de réduire les vitesses en zone urbaine sans nuire à la sécurité ou à l’intégrité des véhicules, ni aux interventions des secours. Les normes sont claires et précises. Pourtant, leur application a été largement détournée au fil des ans, notamment à cause d’un guide controversé.
Le rôle du CEREMA dans la prolifération anarchique des ralentisseurs
Le CEREMA (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) est à l’origine d’un guide intitulé « Coussins et plateaux » publié en 2010, qui a joué un rôle central dans la confusion actuelle. Ce document non normatif et non réglementaire a proposé des recommandations alternatives en matière d’aménagement urbain, sans reprendre fidèlement les exigences du décret de 1994.
Le guide évite soigneusement d’utiliser le terme « trapézoïdal » au profit de formulations plus floues comme « coussin berlinois » ou « plateau traversant », permettant aux collectivités locales d’installer des ralentisseurs non conformes en s’appuyant sur ces recommandations… mais en ignorant la réglementation en vigueur.
Résultat aujourd'hui plus de 450 000 ralentisseurs sont jugés non conformes, soit près de 90 % du total estimé en France selon les associations PUMSD (Pour une Mobilité Sereine et Durable) et la Ligue de Défense des Conducteurs, à l’origine de plusieurs actions en justice.
La double décision du Conseil d’État : entre reconnaissance d’illégalité et refus de démolition
Deux décisions récentes du Conseil d’État ont scellé l’affaire :
- 24 octobre 2023 : la juridiction administrative confirme que les collectivités locales sont tenues de respecter le décret de 1994. Cette première décision valide donc la lecture juridique portée par les associations.
- 27 mars 2025 : le Conseil d’État reconnaît l’illégalité d’un grand nombre de ralentisseurs, mais refuse d’ordonner leur destruction, invoquant un principe constant du droit public : on ne détruit pas un ouvrage public, même mal implanté (décision numéro 495 623)
En d'autres termes, la plus haute juridiction administrative confirme que la première jurisprudence de 2023 reste toujours valable et que les ralentisseurs ne sont pas conformes au décret de 1994. L’illégalité est reconnue, mais les ralentisseurs restent en place. Cette décision n'est pas étonnante car il existe un principe de droit public selon lequel on ne détruit pas un ouvrage public, même mal implanté.
Le Conseil d’État a donc sauvé environ 400 000 ralentisseurs de la destruction mais alimenté le flou juridique, tout en exposant désormais les élus, les gestionnaires d’infrastructures et même les entreprises de travaux publics à des responsabilités civiles et pénales.
Un coût pharaonique qui ne rentre pas dans le budget de l'État
Pourquoi ne pas simplement les détruire ou les remettre aux normes ? La réponse est simple : le coût.
Montant initial de construction (sur plusieurs années) : environ 10 milliards d’euros Coût estimé pour la destruction ou la mise en conformité : entre 5 et 7 milliards d’euros
À l’heure où le gouvernement cherche 40 milliards d’euros d’économies, un tel chantier est jugé infinançable à court terme, surtout que ces travaux risqueraient d'engorger les réseaux routiers et d'engendrer de nouveaux désordres locaux.
En revanche, les collectivités ont désormais une obligation stricte de conformité pour toute nouvelle installation. Faute de quoi, elles s’exposent à des actions juridiques, notamment en cas d’accident imputable à un aménagement non réglementaire.
Quels recours pour les automobilistes en cas de dommages liés à un ralentisseur ?
Malgré l’absence de destruction imposée, les automobilistes ne sont pas démunis s’ils subissent des dégâts matériels (suspensions, pneus, bas de caisse) causés par un ralentisseur non conforme.
Voici les démarches recommandées :
- Relever les preuves : photos, géolocalisation, témoignages, constats, factures de réparation
- Vérifier la non-conformité du ralentisseur : hauteur, implantation sur une voie interdite, absence de signalisation...
- Adresser une réclamation à la mairie concernée, en recommandé avec accusé de réception
En cas de refus ou d'absence de réponse, saisir le tribunal administratif pour obtenir réparation au titre de la responsabilité de la collectivité publique. Dans certains cas, des recours au civil ou au pénal peuvent être envisagés, notamment en cas de blessures ou de circonstances aggravantes. Si la décision du Conseil d’État évite une nouvelle charge budgétaire pour 2025-2026, elle met en lumière une nouvelle responsabilité juridique pour les collectivités locales, qui devront désormais se conformer strictement au décret de 1994.